Image default
Sortir la tête du guidon

Sortir la tête du guidon, épisode 2

Le temps de l’été est propice pour regarder plus loin que son horizon habituel, pour laisser mûrir sans pression les pensées, libres de vagabonder hors des sillons du quotidien.
Ce deuxième épisode de ma petite série Sortir la tête du guidon est le fruit d’une digestion lente de quelques pépites glanées sur le web ces derniers mois. Avec le temps de faire résonner les textes entre eux, en relation organique avec mes obsessions.

Dans le premier épisode de la série, il était question de vélo, de montagnes et du temps qui file. Avec au bout de la petite histoire, une panoplie de liens vers des sites inspirants sur les enjeux du numérique, qui donnent courage et envie d’aborder les difficultés du prochain voyage dans les territoires digitaux avec perspective et énergie.

Le numéro deux prend son envol sur la dernière image de ce billet initial: celle de l’ordinateur comme bicyclette de l’esprit, une formule empruntée à Steve Jobs.

Suivre les sillons ou tenter de s’affranchir des recettes éprouvées ?

Pour le meilleur et pour le pire, l’homme a la chance de pouvoir construire des machines pour transcender ses propres limites.
Ce que l’on peut produire avec un ordinateur a le potentiel de donner des ailes à notre esprit – ou de noyer nos capacités de raisonnement dans l’horizon des possibles.

Ce n’est pas nouveau. Mais on se fait avoir à chaque nouvelle invention…

Landscape with the Fall of Icarus. Pieter Brueghel the Elder [Public domain], via Wikimedia Commons

L’ordinateur comme bicyclette de l’esprit

Les images sont souvent plus belles que la réalité.
Surtout si c’est des images mentales, une projection imaginaire où tout est possible…
On a envie de les prendre comme une promesse de la réalité à venir.

Cependant, la réalité est bien plus complexe, ardue et contradictoire, on le sait. Elle se construit sur des noyades spectaculaires et des cadavres dans les fourrés, disparus dans l’indifférence générale.
Comment faire alors pour ne pas se laisser happer par l’attrait d’une fuite en avant dans les images faciles (aka polarisation, fake news, simplifications ou recettes rassurantes) et de faire confiance à ce qui de prime abord semble difficile et trop complexe ?
Comment ensuite construire à partir de cette confiance pour embrasser la complexité et d’en faire notre amie ?

Je me dis: simplement transmettre ce qui me permet d’accompagner le sens qui émerge à partir de fragments d’informations épars.
Même si ce n’est pas évident de trouver les modalités pour apporter sa contribution à la société

Que faire quand tout est dit ?

Quand j’ai lu ce printemps le billet de Eric Scherer Vite, mettre de l’humain dans la tech, je me suis dit: voilà, tout est dit sur les enjeux principaux de la digitalisation de la société.
En revenant à l’essentiel (l’intelligence des humains), tout en pointant avec précision et exhaustivité sur les problèmes et les opportunités.

Tout est dit, mais presque tout reste encore à (re)faire, parfaire…

Plus largement, après trente ans de web et vingt ans de domination de la technologie, après avoir voulu « plus vite », « plus grand », « plus facile », « plus pratique », ou même « tout, et tout de suite, gratuitement » — aux dépens du reste, l’heure n’est-elle pas venue d’essayer de s’extraire d’addictions nouvelles pilotées par des plateformes qui ont privatisé les profits mais socialisé les problèmes, de réaligner la technologie avec les intérêts d’un bien commun, de chercher les conditions d’un nouvel humanisme numérique ? … Peut-être devons-nous aussi nous poser la question : pourquoi mettre autant d’argent à améliorer l’intelligence des machines et pas celles des hommes ? L’investissement d’avenir dans le numérique, c’est bien l’humain !

La balle est donc dans notre camp.

Que faire quand la carte est dite (comme la messe) ?

Les transformations induites par le digital se font et se défont avec une vitesse de plus en plus rapide, le roi de hier devenant l’ubérisé d’aujourd’hui. Le refrain reste, pourtant, comme une fatalité, money money, business as usual
Celui qui a le droit de labourer en exclusivité le champ des semences plantées par des efforts communs (les data dans une base de données) devient le nouveau seigneur du village qui est maintenant planétaire. La belle affaire ! Forcément, ça donne des envies de reproduire la recette.

Pourtant, aujourd’hui, on a de la peine à imaginer que Facebook, Amazon ou Google ne vont pas régner indéfiniment.
À partir de la cartographie du monde actuel, nous voyons que le modèle d’affaire basé sur la croissance sans fin de l’attention des gens rencontre des limites, même si on ajoute encore des écrans dans les voitures autonomes ou sur nos poignets. Il sera donc de plus en plus difficile de simplement coexister sur ce modèle d’affaire avec les seigneurs en place, qui font tout pour aspirer les dernières miettes d’attention encore en liberté.

Si toutes les industries se mettent à la messe de l’algorithme divin sensé résoudre d’un coup de baguette magique leurs problèmes, tout en critiquant frontalement Facebook, Google ou Amazon qui en abusent effrontément, la société civile va payer un lourd tribu sur l’autel de la promesse informatique.

À moins de trouver des nouvelles terres. De pouvoir cartographier un nouveau continent de possibles, de désirs, de rêves.
Ce nouvel eldorado pourrait rebattre les cartes, si… si on changeait de refrain. Par exemple, avec des paroles en provenance du billet de Eric Scherer.

Il faudra construire des bateaux d’un genre nouveau et apprendre à faire voler son esprit en faisant confiance aux qualités peu valorisées de notre nature, pour rejoindre le Far West du 21ième siècle.
En essayant de ne pas reproduire une des erreurs d’Icare: penser arriver à défier une loi universelle tout seul.

Encore faut-il commencer à comprendre quelles sont les lois, principes et limites du monde digital – et là, on en est qu’au tout début, il faut se l’avouer. Un regard vers l’Histoire nous le confirme.

Jeff Jarvis qui a écrit Platforms are not publishers est comme Eric Scherer un optimiste critique. Malgré ses analyses lucides sur l’état des médias, il nous rappelle fort à propos que

Google, Facebook, Twitter, and the internet are not media. They are something new we do not yet fully understand.

Il faudra du temps, de la bonne volonté de tous et surtout, un changement d’attention sur ce qui importe vraiment.
Qu’est-ce donc, ce qui importe vraiment ? Partons de cette question…

Comment faire pour dire ce qui importe vraiment ?

Une manière de se projeter en avant est de commencer à regarder en arrière. J’ai fait cet exercice en début d’année dernière, ça a donné Le rétroviseur et les jumelles, j’en suis ressorti tout souple, prêt à (re)bondir. Je vous en conseille la pratique, aussi utile pour l’esprit que le Yoga pour le corps.

Un des penseurs très agiles dans le stretching temporel au service d’une critique du présent, c’est Olivier Ertzscheid avec son blog Affordance. Le billet Peut-on désalgorithmiser le monde ? part du constat que le déterminisme algorithmique produit trop d’effets non désirables (voir nocifs) et qu’il faudrait songer à s’en remettre à la « bonne vieille » capacité d’éditorialisation et de catégorisation par l’humain. Comme au début du web, avant l’arrivée de la formule magique de Google.

Le problème principal: depuis les années 90, le volume de données a littéralement explosé, et la tendance exponentielle n’est pas prête à se calmer. Même si Facebook ou Google continuent d’engager des dizaines de milliers de curateurs de contenus pour arracher les mauvaises herbes qui poussent (forcément) dans le compost de la création humaine, c’est une course perdue d’avance. Du coup, on s’en remet au sauveur algorithmique, sensé remettre de l’ordre dans ce qui importe vraiment.

Ce qui importe vraiment… pour qui ?

Si on laisse répondre à cette question ceux qui ont colonisé le territoire digital, les seigneurs des plateformes, on va forcément toujours en revenir à la solution technologique: l’algorithme, même par dépit. Parce que l’algorithme est très efficace dans l’optimisation de la création automatique de valeur, basé sur des « trucs » qui sont gardés bien au secret dans sa boite noire. L’algorithme sait bien chanter le refrain money money, business as usual, sans se poser de question. Littéralement à tue-tête.

La balle est dans notre camp (ça ferait presque un refrain, non ??): parce que les machines inventées par les humains ne sont pas une fatalité pour l’humanité. Il est possible d’en changer les polarités, de sortir un tourne vis et de faire pivoter la machine dans un sens qui nous importe vraiment.
La beauté de la machine informatique, c’est qu’il n’y pas de limite aux types et nombres de tourne vis que l’on peut employer pour faire chanter la machine avec des mélodies plus variées…

Voulez-vous écouter ma chanson ?

Basés sur ce que l’on développe à Memoways depuis quelques années, articulés à partir de mes projets actuels, j’aimerais proposer les pistes de réflexion suivantes.

  • Pour éviter de devoir « lâcher » un algorithme sur les contenus créés par des humains, algorithme qui va (tenter de) résoudre les impératifs de catalogage, de tri, de recommandation et de personnalisation, il faudrait que le geste de création de contenus s’accompagne d’un travail de mise en contexte de ces contenus. Je m’explique.
    Sans mise en lien, sans mots clé, sans description calculable par la machine et compréhensible par l’humain, le contenu produit va simplement se noyer dans l’océan de contenus. Sans même faire plouf, ce qu’Icare a malgré tout réussi à faire. Un contenu en tant que tel, sans mise en perspective, sans contexte, n’a simplement pas de valeur sur Internet.
    Il faut donc non seulement créer un contenu de qualité, qui correspond à ses intentions et à ses valeurs, mais également « connecter » créativement ce contenu à d’autres contenus existants et à venir…
    En somme, à un contexte que l’on choisit et que l’on co-crée, un peu comme un urbaniste qui peut induire les usages sans pouvoir maîtriser les comportements.
    Ce qui a de la valeur sur Internet, c’est le contexte.
    Le contexte d’usage (qui génère des données), le contexte de l’expérience utilisateur (qui peut induire de l’engagement), le contexte des mises en relation entre les fragments d’informations et ce que nous pouvons en faire dans notre premier monde (qui peut conduire à une relation de confiance dans le temps). La confiance étant l’étalon souterrain de toute chaîne de valeur, il faut arriver à produire cette confiance au sein du contexte dans lequel on opère.
    Le drame, c’est que les industries classiques (les médias, le cinéma etc) valorisent toujours trop le contenu roi (c’est l’héritage du modèle économique basé sur la possession d’un bien où l’on maîtrise l’accès, lié le plus souvent à son support, à la valeur de l’objet fétiche) et passent à côté du potentiel du contexte, qu’ils « délèguent » aux algorithmes des nouveaux seigneurs.
  • La question fondamentale se résume alors comme suit: est-ce que l’on délègue à un tiers la responsabilité et le bénéfice d’aller au bout du travail qui consiste à amener un contenu au public, ou est-ce que l’on se réapproprie ce processus (supplémentaire) en se disant que ce n’est pas juste de la communication et du marketing, mais bien une valeur créative en tant que telle, productrice de confiance ?
    Avec l’ancien modèle économique basé sur la rareté de l’offre, il était possible de déléguer la distribution à un tiers tout en bénéficiant de retours financiers quasi assurés, rentables. Avec les nouveaux modèles économiques, qui sont tributaires de la profusion de l’offre et de la rareté chronique de l’attention (ce n’est même plus la demande qui est mesurée, mais le degré d’attention), la rétribution n’est ni assurée, ni viable économiquement. À ce propos, je vous laisse regarder la vidéo en fin de ce billet et en parler avec vos enfants.
    Il est bien sûr possible de continuer à payer le coût de production de contenus avec les sous (encore) disponibles – pour ceux qui ont la chance de l’accès aux subventions, à la redevance ou aux droits d’auteur – et se satisfaire de cette manne financière. Mais cette posture n’est pas tenable dans le temps.
    Tôt ou tard, il va falloir se poser la question en tant que producteur de contenus: la valeur de ce que je peux amener à la société réside dans mes contenus (les objets produits) ou dans mon expertise (le contexte de connaissances et de valeurs que j’entretiens et je développe à travers mon travail quotidien) ?
  • En résumé, il ne s’agit pas de jeter les algorithmes dans le siphon tourbillonnant des fantasmes humains, mais de profiter de l’automatisation, du calcul et de la mise en réseau des informations à travers l’informatique pour se concentrer sur l’essentiel, à savoir: comment garder un rapport vivant, évolutif et créatif avec le monde ?
    Pour ne pas rallonger trop ce billet, je vous renvoie à l’histoire de la petite maison dans la Comet.

La machine est belle, et sa promesse aussi. Même si elle peut sacrément faire peur.
J’espère que je n’ai pas chanté trop faux à vos oreilles, et que vous voulez encore écouter la fin de ma playlist.

Algo, met un peu de rythme s’il te plaît

Alors ne nous emballons pas, pour continuer à danser sans trop s’encoubler il faut savoir déchanter un peu et remettre les pieds sur notre bonne vieille terre, en se disant qu’

(…) aucun algorithme jamais ne parviendra à opérer un traitement éditorial contextuellement assez fin ou élaboré qui soit l’équivalent de celui opéré par une intelligence humaine. (…) Des programmes, des algorithmes et des données peuvent permettre de « choisir » des contenus ciblés à proposer, mais aucune machine, aucun algorithme et aucun jeu de données ne sera jamais capable de savoir qu’elle est en train de choisir, ni d’opérer un travail réflexif critique sur la nature de ce choix ; or ce sont là les deux conditions nécessaires pour parler d’éditorialisation véritable. Sans cette approche réflexive et critique dynamique, l’éditorialisation tourne à vide : elle n’est plus un arbitrage documenté mais un arbitraire automatisé.

Pour remettre un peu de calme dans les esprits après le billet endiablé de Olivier Ertzscheid, je glisse encore un texte de Pierre Lévy, philosophe canadien, qui travaille sur le langage partagé entre les humains et les machines. Il a tout fraîchement publié un article intitulé L’intelligence artificielle va-t-elle prendre le pouvoir ? – le titre est un peu provocateur – pour remettre l’humain au centre du nouveau continent numérique.

Si vous visez le divin, ou le dépassement, ne tentez pas de remplacer l’homme par une machine prétendument consciente et ne craignez pas non plus un tel remplacement, parce qu’il est impossible. Ce qui est peut-être possible, en revanche, est un état de la technique et de la civilisation dans lequel l’intelligence collective humaine pourra s’observer scientifiquement, déployer et cultiver sa complexité inépuisable dans le miroir numérique. Faire travailler les machines à l’emergence d’une intelligence collective réflexive, un pas après l’autre…

Le jeu comme jouvence de l’esprit

Pour terminer ce billet sur une note légère et ludique, j’aimerais vous faire cliquer sur une vidéo que m’a fait découvrir mon fils de 13 ans, fan de jeux vidéos.

Si toutes les personnes travaillant dans les industries créatives, dans les télévisions et l’artisanat de production de contenus pouvaient avoir ce type d’honnêteté et d’exigence simple et authentique envers eux mêmes, on aurait sans doute pas les soucis que l’on a aujourd’hui: manque de confiance dans les médias, perte de valeur d’une carrière à la télévision (dont l’attrait principal reste le salaire, ce qui sauve provisoirement la baraque), institutions qui n’inspirent plus grand monde, à commencer par les personnes qui y travaillent…

Qu’est-ce qui importe vraiment ?
De répondre à cette question demande à sortir de la salle de cinéma dans laquelle nous entretenons nos accommodements avec le quotidien.

Pour ne pas terminer en queue de poisson avec cette vignette YouTube pas super sympathique (il faut bien alpaguer le visiteur n’est-ce pas), je peux dores et déjà spoiler ce que j’aimerais développer avec l’épisode trois de ma série Sortir la tête du guidon: comment nourrir les mollets (qui doivent faire avancer notre monture) avec des récompenses désirables posées dans notre champs de vision élargi (une fois que l’on a levé les yeux du guidon, donc).

Ou dit plus simplement: quelles pourraient être les chaînes de valeurs qui pourraient faire rouler notre vie sans monotonie et avec le plaisir dans les efforts ?

Cet article vous a plu ? Inscrivez-vous à ma newsletter pour recevoir 4 fois par année une compilation d’articles de ce genre.

Laissez un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

;-)