Ce billet sous forme de lettre ouverte s’adresse principalement aux personnes en charge de définir et de mettre en œuvre la politique culturelle de soutien aux projets digitaux à vocation artistique.
Il se propose également d’interpeler les créateurs et entrepreneurs digitaux et se veut accessible pour toute personne intéressée plus largement par la réflexion sur la place et le rôle des collectivités publiques dans le contexte de la « digitalisation de la société », au delà du seul domaine artistique.
J’aimerais:
- Exprimer pourquoi je tiens à lister les enjeux et les problématiques selon un angle qui me semble encore peu exploré;
- Partager sur ce chemin quelques expériences personnelles, avec mes conclusions;
- Exposer quelques pistes de réflexion et d’action pour tenter d’amener ma contribution au développement d’un écosystème dynamique de création de projets digitaux artistiques.
J’espère susciter des réactions et participer à une réflexion commune autour de ces enjeux et problématiques.
Je répond à tous les mails et je suis volontiers disponible pour échanger de vive voix.
En résumé
Ce billet est long, malgré mes efforts pour rester concis.
Pour démarrer, je propose en synthèse les réflexions principales.
Ces considérations donneront envie de lire tout le billet, j’espère 😉 !
1) Ce n’est pas une bonne idée de prendre les mêmes critères d’évaluation pour expertiser les projets artistiques digitaux que pour expertiser un film, une pièce de théâtre ou tout autre objet artistique traditionnel.
Pourquoi ?
- Un projet digital, qu’il soit artistique ou pas, est par nature basé sur du code.
Le meta-medium informatique (qui contient plusieurs autres médias) génère de la valeur ailleurs et autrement que les médias traditionnels et les industries culturelles classiques.
Quelle serait la valeur du feed de Facebook s’il n’était qu’un simple PDF, même personnalisé quotidiennement ? Quelle serait la valeur d’un film (qui est comme un PDF, c’est-a-dire un fichier statique), s’il prenait la forme de ce même feed Facebook ?
Par ces exemples quelque peu absurdes (et sans vouloir prendre FB comme « l’étalon » du web), on voit bien que de vouloir produire de la valeur à partir de PDF’s / vidéos / fichiers audio / pages statiques / etc sur Internet, qui sature déjà largement de contenus gratuits, est peine perdue…
Ce qui ne veut pas dire que l’on peut pas constituer une chaîne de valeur qui fonctionne – il faut « juste » se mettre en adéquation avec la spécificité de l’informatique, qui est: du calcul, en réseau.
Ce qui change tout, mais alors vraiment tout… sauf les besoins humains fondamentaux ! - Le corollaire qui en découle pose la question de comment définir la logique d’attribution d’une valeur artistique à un projet digital.
D’emblée, on voit qu’il y a deux voies possibles.
L’une, c’est de considérer qu’un projet artistique digital peut produire un objet artistique au même titre qu’une peinture, un film ou un roman, en reprenant les mêmes critères principaux, comme l’originalité au sein d’un contexte culturel existant.
Pourquoi la grande majorité des acteurs culturels ont-ils pris cette voie pour définir et expertiser les projets digitaux artistiques, alors qu’il me semble évident, pour les raisons que je développe dans ce billet, qu’il y a confusion sur l’usage « natif » de l’outil informatique et donc maldonne sur ce qui pourrait constituer la chaîne de valeur d’un projet artistique digital ?
Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire et penser dans cette voie là; c’est juste que l’on dépense des moyens et de l’énergie pour quelque chose qui ne sera pas pérenne, contrairement à une peinture ou un film, qui pourront prendre de la valeur avec le temps.
Il suffit de voir la (jeune) histoire des arts numériques pour s’en rendre compte.
Est-ce le rôle des pouvoirs publics de ne financer que des one shots ? Je ne suis pas sûr que ce soit tenable, à terme.
L’autre voie, c’est de remettre en jeu la logique des jugements artistiques avec d’autres critères…
Je vais proposer quelques pistes de réflexion plus bas et dans ce billet « Et si… le cinéma embrassait le web ?« . - Il n’y a pas de marché comparable à celui du cinéma, de la musique ou des autres formes artistiques pour les projets digitaux artistiques.
On sait bien que les financements publics visent prioritairement le soutien de projets qui peuvent vivre et s’épanouir en dehors « des lois » du marché. Il n’y a pas de pression particulière pour générer un retour sur investissement; cependant, il y a l’injonction de trouver ses publics. Le temps où le créateur pouvait avant tout se faire plaisir à lui même et à un petit groupe d’initiés est globalement terminé.
Au final, le travail est le même: il faut faire des efforts pour amener sa proposition au monde, parce qu’entre la place du village et la place du marché, il n’y a que le lundi matin.
Se pose donc la question de la chaîne de valeur…
2) Les bouleversements induits par la digitalisation de la société nous invitent / nous forcent à repenser les chaînes de valeurs, et donc les modèles économiques qui sous tendent le contexte de la création artistique.
Qu’est-ce que cela induit comme questionnements ?
- Quelle(s) valeur(s) veut-on amener au public avec l’argent des impôts ?
On peut continuer de se dire que la valeur est représentée principalement par l’objet artistique, en relation et découlant de la valeur de son auteur et de l’écosystème de diffusion dans lequel il s’inscrit. Cependant, comme il n’y pas véritablement de place de marché pour les projets digitaux, cette valeur est surtout théorique et symbolique.
Pourquoi pas: une valeur théorique (de prestige) peut produire une valeur ailleurs, dans un autre domaine (la publicité ou le marketing par exemple). Avec ce modèle, on peut alors se poser la question de ce qui reste pour le domaine public (notre place du village)…
Alternativement, on peut aussi viser la création d’une valeur qui dépasse l’objet artistique, qui n’est lui-même plus (seulement) une finalité en tant qu’objet (protégé par le final cut de l’auteur), mais un véhicule vivant, intégré dans les rouages de la société (je reviens plus loin dans ce billet sur ce que pourrait être le circuit de ce véhicule).
Il est évident qu’un film véhicule un imaginaire, qu’il transmet en mode lecture à son spectateur.
Il est moins évident par contre de défendre, dans l’absolu, la posture qui consiste à constituer puis de protéger artificiellement la valeur d’un objet artistique en le rendant read only sur Internet.
Pourquoi ne pas profiter de l’intérêt principal de l’informatique, qui est pour moi, en mode read and write (forcément): la création collective d’une mémoire partagée et vivante (du calcul, en réseau)…
Se pose alors la question, sans doute la plus importante dans cette réflexion sur les projets digitaux artistiques: - Quelle serait la forme artistique « native » du méta-medium informatique ?
Pour mémoire, le cinéma a mis plus de 20 ans pour trouver sa spécificité (le montage) face à la photographie et au théâtre.
Je lance une hypothèse, basée sur ce que je développe depuis des années autour du concept de narration combinatoire.
Cette forme artistique native pourrait être: c’est le contexte d’usage original, en mettant l’expérience de l’utilisateur au centre de son dispositif qui permet de produire des histoires multiples et spécifiques, dans le temps.
Ce contexte d’usage est constitué de liens, des mises en relation, d’associations d’idées. En somme, un montage « spatial » d’informations (et non plus seulement un montage temporel, comme c’est le cas pour le cinéma), qui évolue au gré des usages, dans le temps.
Je me permets d’insister sur le temps, parce qu’il nous fait passer d’un état de sensations liées à une réception passive (comme au cinéma), en direction d’un état plus actif, pour potentiellement permettre et accompagner la « conversion » de ces émotions en actions (on est sur Internet, non ?).
Ce n’est donc pas l’un ou l’autre dans une logique d’exclusivité, mais une séquence d’états différents, complémentaires, évolutifs, articulés à partir de propositions qui profitent de partis pris esthétiques et formels hérités des médias classiques.
Ce qui est sûr: on a tout à perdre à vouloir opposer les états, retranchés à l’intérieur de leurs frontières… - Est-ce vraiment nécessaire de réduire artificiellement le temps de vie d’un projet digital ?
La chronologie des médias n’est pas appliquée de manière rigoureuse en Suisse, mais le timing entre les fenêtres de diffusion, sensé protéger la captation de valeur par l’objet artistique, ne fait pas sens avec un projet digital. Au contraire.
Un projet digital a besoin de temps, avec une simultanéité de canaux de diffusion complémentaires, pour trouver une place adéquate sur les parcours des spectateurs / utilisateurs, déjà bien sollicités par d’autres propositions. Surtout si ce projet digital, étant à vocation artistique de surcroît, fait forcément partie du bout extérieur de la queue de la comète (voir la théorie de la longue traîne)…
Cependant, comme dirait l’autre, le temps c’est de l’argent. Et sans argent, pas de projet qui peut évoluer dans le temps. On le voit, il faudrait donc mettre en place une mécanique de financement complémentaire aux pouvoirs publics, ceux-ci ne pouvant pas (pour le moment, du moins) subventionner le développement d’un projet dans le temps. On verra plus loin dans mon billet les difficultés et les possibilités liées à cette question de financements complémentaires.
J’espère que ces quelques lignes auront mis en évidence quelques uns des challenges pour les mécanismes d’aide des pouvoirs publics dévolus aux projets digitaux.
Pour entrer dans le vif du sujet, il faudrait commencer par définir…
Que sont donc ces projets digitaux artistiques ?
Il s’agit de projets que l’on qualifie communément d’œuvres transmédia, de nouvelles écritures digitales (avec par exemple de la réalité virtuelle ou augmentée), prenant la forme de projets web immersifs et d’applications mobiles au caractère artistique, d’installations interactives ou de jeux vidéo. La liste s’allonge et se complexifie continuellement…
La délimitation de ce nouveau domaine de création n’est de loin pas aussi aisé que pour les classiques domaines du cinéma, des arts plastiques, de la musique ou de la danse.
On le voit tout de suite: il n’y a pas un terme simple, évident, qui met tout le monde d’accord. Le multimedia est démodé depuis la fin du CD-ROM, le transmédia est déjà tombé en disgrâce, on s’essaye maintenant avec les nouvelles écritures…
Ma formule de « projets digitaux artistiques » n’est pas idéale non plus, loin de là.
Du coup, comment faire pour soutenir le développement de ces projets artistiques digitaux, lorsqu’il manque une étiquette avec une définition simple et évidente à appréhender pour les spécialistes, et encore moins pour le grand public ?
Plus d’étiquette unique, mais des types d’usages et des états d’expériences
Ce n’est pas pour rien que les préfixes trans, inter, pluri, multi ou cross sont souvent utilisés pour tenter de qualifier ce qui pourrait être le dénominateur commun de ces projets digitaux, composés habituellement de plusieurs médias (en tant que dispositifs techniques).
Un peu de cinéma par ici, de game design par là, avec une expérience audio immersive en mode binaural, le tout dans un casque VR…
C’est potentiellement intéressant, mais pourquoi qualifier le projet seulement par l’utilisation de certaines techniques ou médias et non pas par sa promesse d’usage et d’expérience ?
En somme, de réfléchir à partir de ce que vit la personne qui reçoit une proposition et non pas à partir du dispositif technique utilisé ?
Un projet digital (artistique, ou pas) propose un type d’usage particulier, un certain état d’expérience, qui peuvent être (de manière non exclusive): statique, dynamique, évolutif, organique…
En d’autres termes, ce qui pourrait être à mon sens le qualificatif principal d’un projet digital artistique, c’est quelle promesse d’usage et d’expérience il propose.
Ce qui pourrait ensuite lui donner son étiquette d’appartenance et donc par ricochet, aider à la mise en place de critères de soutien plus adéquats avec la nature profonde du médium informatique (du calcul, en réseau…).
Par exemple:
- Statique. Je raconte une histoire maîtrisée, même s’il y a des ramifications et choix d’interactions possibles: tout est défini en amont, en « dur » (comme sur un CD-ROM). Je suis un héritier d’une démarche de type cinéma, un auteur qui met au monde un objet one shot qui doit se démarquer avant tout par son esthétique particulière, son sujet, l’originalité de son traitement formel, le prestige de l’équipe etc. C’est la grande majorité des projets transmédia / nouvelles écritures réalisés à ce jour, parce que c’est bien adapté à la logique des financements publics actuels.
- Dynamique. Je propose une expérience, dans laquelle le spectateur / visiteur / utilisateur peut « vivre » une histoire, potentiellement unique, car générée dynamiquement par exemple en fonction de mon cheminement à travers les contenus. Je suis dans la lignée de créateurs de sites web dynamiques, construits sur des bases de données, de performeurs (VJing etc). On s’approche du terrain du jeu vidéo, qui représente l’espoir d’une industrialisation (et donc d’un marché !) pour les créateurs digitaux.
- Évolutif. Je construis un contexte d’histoires et d’expériences qui évolue dans le temps. La base peut être statique ou dynamique, mais la plus-value réside dans l’évolutivité de ma proposition. Je suis dans le sillage de créateurs de sites, de YouTubers qui exploitent un filon thématique particulier, en interaction avec leur public. Il faut avoir des entrées financières continuelles pour soutenir cet effort, ce qui n’est pas l’objectif des aides culturelles publiques.
- Organique. Je propose une plateforme qui combine expérience dynamique, contenus évolutifs et, potentiellement, prise en considération de l’utilisateur. Je met mon utilisateur au centre du dispositif, en lui permettant de choisir entre une place passive et une prise de position plus créative ou participative. Je réfléchis comme un développeur d’applications, un urbaniste. Le coût de départ est élevé et il faut faire entrer un flux financier continuel: cela rend son financement très difficile, surtout en Europe.
Personnellement, c’est clairement ce dernier type d’usage et d’expérience qui m’intéresse le plus, parce qu’il est pour moi l’expression la plus proche de la promesse de l’informatique.
Un exemple ? Mon projet Walking the Edit.
Il ressort de cette liste les gagnants des soutiens financiers par les pouvoirs publics, mais aussi la délimitation avec ce qui va pouvoir être soutenu par le privé. Mais seulement si la rentabilité peut être démontrée en amont… (aie)
C’est donc en objet plus ou moins interactif, évolutif et vivant qu’un projet digital s’adresse également à des publics en dehors des traditionnels circuits artistiques classiques, ce qui n’est pas sans poser des problèmes d’appartenance.
Dessine moi un état sans frontière
Lorsque les frontières s’estompent, les pouvoirs (publics, ou pas) s’affolent.
Comment protéger la valeur créée dans ses propres circuits ?
Comment concilier la liberté de circuler et de créer avec une réglementation nécessaire ?
Comment gérer les peurs liées à la perte d’identité, découlant de ces brassages ?
Le cinéma a peur de se faire diluer sur la toile du web (qui a déjà fait disparaître sa protection de la salle obscure), alors que les géants du web assèchent les budgets publicité & marketing pour répliquer la télévision sur Internet.
L’industrie musicale s’est réinventée avec des nouveaux intermédiaires, sans forcément changer la « donne » de la survie financière pour la grande majorité des musiciens.
Ce rabattage de cartes donne des idées aux groupes de médias, qui veulent maintenant devenir des entreprises technologiques (et inversement).
Tout bouge, mais sans véritablement changer dans le fond (quand on regarde depuis très loin): business as usal…
Alors… pourquoi forcément rester dans son créneau historique, son circuit basé sur l’héritage culturel des supports techniques, qui ont en grande partie été « mangés » par le digital ?
Marcher entre les circuits
Comme j’ai pu l’expérimenter moi même à plusieurs reprises, principalement avec le projet Walking the edit, un projet digital trans peut avoir la chance de se développer dans plusieurs mondes.
Ce qui est intéressant et plein de potentiel, je trouve: les caractéristiques intrinsèques d’une nouvelle technologie nous permettent de reconsidérer et de faire évoluer les rouages de notre société…
Un projet digital peut ainsi potentiellement naviguer entre un circuit artistique composé principalement de festivals, parfois de galeries ou de musées, et rarement avec une intégration dans l’offre online d’une station de télévision, avec un circuit de recherche et de développement, en lien avec la formation, et… au sein d’un circuit du développement logiciel avec tout ce que ça implique (le monde des startups, des produits logiciels commerciaux etc).
Encore faut-il que chacun de ces circuits ne cherche pas que l’exclusivité (c’est le pêché mignon du monde artistique et culturel), la poursuite du geste scientifique que pour lui même (c’est le travers du monde de la recherche) ou l’asservissement des belles idées au profit d’une affaire financière planétaire (ce qui est le défaut majeur bien caché derrière le discours mystificateur du monde des startups).
Derrière tous ces réflexes corporatistes, le même incitatif: faire entrer la promesse du projet dans le modèle économique du circuit en question, en utilisant le langage spécifique qui va avec.
Si la promesse de son projet digital n’est pas en adéquation évidente et immédiatement compréhensible avec l’incitatif, c’est simple: il faut aller voir un autre circuit avec son projet, pour peut-être récolter plus de compréhension.
À ce jeu, il est parfois possible de récolter des aides financières dans plusieurs circuits, mais la plupart du temps, les portes se referment vite. La demande est déjà suffisamment forte à l’intérieur de chaque circuit, alors de là à ouvrir encore plus…
La constante: chaque circuit se pense supérieur aux autres circuits, ce qui ne va pas faciliter la « cross pollinisation » des circuits.
Même si ça demande des efforts et du temps supplémentaire, j’ai beaucoup appris à devoir verbaliser et communiquer ma proposition de valeur selon des attentes très différentes, depuis 10 ans que je navigue entre les circuits.
Entre le discours alambiqué et technique d’un projet de recherche, les textes plus poétiques des dossiers artistiques et les pitch decks avec statistiques montantes pour les investisseurs, j’ai dû me réapproprier mon questionnement sous des angles qui m’ont permis à chaque fois d’ouvrir un peu plus mon horizon de pensée.
Et d’enrichir mon projet par de nouvelles connexions avec la société.
Au final, je dois dire que je souhaite à tous les créateurs de passer par cette multiplication des angles de regard sur son projet digital, même si cela semble au départ être une perte de temps.
Par contre, je leur souhaite également de rencontrer des experts capables de valoriser ces efforts transversaux et de prendre en considération le potentiel lié au côté trans(formateur) du projet, si ce dernier est capable de véritablement naviguer entre les circuits…
Comment donc s’organiser pour faire fructifier les moyens financiers publics disponibles avec des projets artistiques digitaux au service d’une transformation inspirante de notre collectivité ?
Quelles pourraient être les solutions ?
Il est maintenant temps de lister quelques pistes de solutions concrètes.
- Publier en open source le code développé grâce aux soutiens publics.
Les problèmes: le cycle de vie des projets digitaux est trop court pour développer une relation de qualité avec son public; le développement logiciel coûte cher; les fruits de l’investissement public échappent à tout le monde (autant aux créateurs qui se retrouvent 3 ans après avec un projet cassé, qu’aux pouvoirs publics qui ne peuvent plus communiquer valablement sur l’usage des subventions).
Une solution possible: inciter les projets ayant été soutenus avec de l’argent public de publier le code source du projet en open source. Reste à voir comment cette incitation peut prendre forme, parce que sans documentation le code reste inutilisable. Comme exemple, le code source du projet Lignes de désir.
Pourquoi ? Pour faire « vivre » le code, qui va prendre de la valeur avec une communauté active et des améliorations incrémentales; pour décentraliser les efforts d’entretien du code; pour amener une valeur dans le domaine public. Imaginez le gain de qualité et de productivité si chaque projet digital ne devait pas partir à 0, mais de pouvoir capitaliser sur des expériences existantes… - Valoriser la mise en relation entre projets, créateurs et initiatives complémentaires.
Les problèmes: les créateurs travaillent trop souvent dans un mode solitaire, à devoir / vouloir réinventer la roue pour chaque projet; et avec la même logique de sous-marin furtif, de se pencher sur la communication et le marketing qu’à la mise en orbite publique de l’objet artistique. Trop tard !
Une solution possible: inciter les créateurs de lier leur projet dès les prémices, via les thématiques, les parties prenantes, les lieux, le code ou des contenus partagés avec d’autres projets et initiatives complémentaires. Par des partenariats, des partages de ressources, du référencement croisé, une valorisation de ce que le chemin du projet a à nous enseigner.
Pourquoi ? Le public n’est pas forcément intéressé de consommer un projet parce qu’il y a une star ou un marketing efficace. On « oublie » trop souvent que ce qui touche le public, c’est la focalisation plus ou moins obsessionnelle sur une thématique, la mise en perspective d’un enjeu, la générosité du partage de la réflexion.
Si l’on amène une problématique vers les publics intéressés, de manière ouverte, en intégrant les questionnements externes à son propre projet, on a le potentiel d’amener une valeur plus pérenne à la société. Mais cela va à l’encontre de la pensée orientée produit et objet, enseignée dans les écoles… - Favoriser les demandes de financements qui dépassent les silos traditionnels.
Ce billet a déjà suffisamment pointé les problèmes liés à la pensée en silo. Je rajouterais les problèmes suivants: les budgets publics disponibles ont plutôt tendance à rétrécir qu’à augmenter: il faudrait donc mutualiser, créer des synergies, etc.
Une solution possible: un projet qui arrive à faire valoir dans son plan de financement des apports financiers crédibles d’autres domaines et silos (recherche, investisseurs, partenariats, etc) pourrait être crédité d’une meilleure note, ou du moins, ne pas considérer cette transversalité comme rédhibitoire.
Concrètement, cela voudrait dire que les experts des différents domaines devraient plus travailler ensemble, pour des bénéfices qui dépassent leur propre terrain d’expertise. Sans injonction ou soutien politique pour favoriser ces collaborations, cela pourrait bien rester une pensée utopique.
Pourquoi le faire ? Pour favoriser les projets qui sont véritablement trans et qui pourraient innover par leur « plurilinguisme » en terme de durée de vie du projet et de valeur globale apportée à la société. - Mettre à disposition des contenus choisis pour d’autres créateurs.
Les problèmes: trop de contenus de qualité, pour une raison ou pour une autre, ne trouvent pas leur place dans l’objet résultant. Il y a donc une perte sèche de valeur par le fait que ces contenus sont perdus pour tout le monde. Le coût des archives est trop haut, c’est plus facile de produire des nouveaux contenus et donc de continuer la surenchère de la surproduction…
Une solution possible: rendre disponible, dans espace protégé et organisé, des contenus choisis, qualifiés par leurs auteurs, pour une utilisation par d’autres créateurs. Un « commun créatif », rendu possible avec l’argent des impôts. Voici un exemple avec mes rushes genevois du projet Walking the Edit (mais on voit tout de suite que la vraie valeur ne réside pas tant dans les contenus vidéos que les métadonnées descriptives, permettant de trouver les contenus qui nous intéressent… Quelques billets sur cette question de métadonnées).
Pourquoi ? On se plaint tous de la surproduction et de la surenchère (de tomates, de films, de sollicitations à notre attention). Pourquoi ne pas mettre plus d’énergie dans le recyclage, dans la valorisation des « déchets », dans la recombinaison de contenus existants pour créer des contextes adaptés aux besoins ? - Un soutien public pourrait être bien plus qu’un chèque.
Les problèmes: le fait de réduire l’apport du soutien public à une transaction financière fausse la relation entre les deux parties impliquées; l’expérience des experts pourrait plus servir au profit des porteurs de projets et des pouvoirs publics.
Une solution possible: lier la subvention avec une série d’actions d’accompagnement du projet. Par exemple, en aidant à la mise en application des quelques points décrits ci-dessus… Pro Helvetia a déjà mis en pratique ce type d’apport complémentaire à la subvention, et je dois dire que ça a démultiplié la valeur et l’intérêt de son soutien.
Pourquoi ? Les experts, souvent les premiers à être confrontés à un projet, peuvent apporter des critiques constructives, des conseils, mettre en relation le projet avec d’autres porteurs de projet etc. On est finalement tous sur le même bateau…
Tout cela relève de wishful thinking ? Je suis curieux d’avoir des avis sur ces points…
En attendant, il faut déjà répondre aux questions suivantes:
- C’est quoi un projet artistique digital ?
- Quelle est sa chaîne de valeur ? Son marché ?
- Un projet artistique digital peut-il être expertisé avec les mêmes critères qu’un projet de cinéma, d’arts plastiques ou autre ? Ou quels seraient les critères spécifiques ?
- De manière plus large, quelle valeur veut-on amener à la société avec l’argent des impôts ?
Pourquoi est-ce que je publie cette lettre ouverte ?
Voici les raisons qui me poussent à rédiger ce billet:
- J’aurais aimé transmettre plus de valeur à la société suite à des soutiens publics dont j’ai bénéficié.
Cela fait 10 ans que je réalise des projets digitaux qui cherchent à placer l’utilisatrice ou l’utilisateur dans une posture contemplative et à travers lesquels je souhaite que l’outil digital dépasse son statut utilitariste, pour apporter des sensations et pour stimuler l’imaginaire. Avec un éveil intellectuel mis en mouvement par l’activité physique, et où le digital a le potentiel de (re)mettre du sens à l’échelle de son propre quotidien, de manière créative.
Les projets que j’ai développé ont eu des prix et un écho médiatique; cependant, aucun de mes projets n’a dépassé le stade d’un prototype.
Pourquoi ? Plus des sous (il n’y a pas d’aide financière pour faire évoluer un projet); plus de partenaires (ils ont coché la case: objet mis au monde, on passe au prochain); pas de collaboratrices ou collaborateurs capables de tenir un nouveau marathon… Et que la bascule à travers Memoways vers un nouveau modèle économique, basé sur la vente de services ou d’un produit, rencontre frilosité et incompréhension sur la place de marché.
J’ai plein d’anecdotes à raconter à ce propos, à même de faire réfléchir à deux fois les experts de chaque circuit sur leurs propres biais de pensée lorsqu’ils avancent leurs recettes.
À 47 ans, j’ai une envie de plus en plus forte de me consacrer à des projets que je peux laisser dans le domaine public, dans les mains (et les cœurs !) d’utilisatrices et d’utilisateurs, dans le giron des parties prenantes pour une dynamique de développement continuelle… Je ne peux plus me contenter de one shots.
À 47 ans, j’ai espoir que les créateurs et experts de projets artistiques digitaux se disent: notre public mérite mieux ! - Les initiatives de soutien aux projets digitaux ont besoin de soutien.
De l’aveu même des auteurs des directives et des règles de soutien aux projets digitaux avec qui j’ai parlé ces dernières années, les propositions actuelles sont perfectibles. Comme il n’y a pas encore assez de demandes (voir les points suivants), les principes de soutien actuels sont au mieux suffisamment flous pour être flexibles au cas par cas et au pire contradictoires, parce qu’ils transposent simplement les recettes d’un autre domaine.
Les recettes en provenance du cinéma perturbent ainsi l’éclosion de projets qui pourraient être plus que des jolis sites CD-ROM à partir d’un film (la pensée linéaire et le besoin de maîtrise déteint d’un monde à l’autre), alors que les recettes en provenance de l’art contemporain pourraient amener autre chose que des showcases d’usages décalés et spectaculaires de la technologie.
Au final, les signaux en direction des créateurs ne sont pas assez clairs, ce qui a pour effet de démotiver les quelques velléités ou alors de créer de la frustration parce que les experts en charge de choisir les projets à soutenir suivent une vision qui n’est pas énoncée clairement dans l’appel à projet.
Pro Helvetia par exemple reste vague et commercial dans ses appels à projets, pour au final ne soutenir que les jeux vidéos… Très bien, mais alors il faudrait le dire plus clairement.
Les entités en charge de définir la politique culturelle en matière de projet digitaux ont-ils besoin d’aide extérieure pour mettre en place une politique de soutien publique plus lisible, solide et stimulante ? En se posant la question de quelle(s) valeur(s) il s’agit de soutenir avec cet argent en provenance des impôts ?
Parce que, potentiellement… - Il y a le risque de tuer dans l’œuf l’éclosion d’une nouvelle dynamique créative.
Je me pose la question pourquoi il y a – proportionnellement aux autres domaines artistiques – aussi peu d’artistes et de producteurs qui partent à l’aventure en direction des nouveaux horizons créatifs possibles avec l’informatique.
En parlant avec des producteurs, la réponse est simple: pas assez d’argent disponible dans le grenier à subventions. Et pas le temps d’aller chercher ailleurs, autrement…
En discutant avec les artistes et les auteurs, c’est moins frontal, mais tout aussi clair: pas envie de lâcher le statut d’auteur, pour plein de raisons (émotionnelles, financières, stratégiques…). Et où est le festival de Cannes des projets digitaux artistiques ?
Alors que les nouveaux talents créatifs formés dans les écoles d’art suivent grandement un plan de carrière calqué sur… les mécanismes de validation et de valorisation basés sur les modèles économiques qui marchent (encore).
On dirait alors que, dans le fond… - Il y a maldonne sur le modèle économique.
Si l’on subventionne un film, une pièce de théâtre ou une installation, c’est aussi parce que l’objet artistique résultant a un potentiel de monétisation dans un écosystème qui fonctionne selon un modèle économique éprouvé. Un film peut être vendu à une chaîne de télévision ou profiter d’une exploitation en salle, une pièce de théâtre peut partir en tournée et une installation peut être vendue par une galerie d’art.
Qu’en est-il du projet digital ? Dans quel modèle économique opère-t-il ? Quelle est la chaîne de valeur dans laquelle il pourrait s’épanouir ?
En dehors d’un partenariat avec une chaîne de télévision ou d’une transposition commerciale du projet pour des clients, je n’ai pas vu d’écosystèmes économiques durables pour les projet digitaux, pour profiter d’un modèle aussi protégé et donc reproductible que les objets artistiques classiques.
Cela pourrait pourtant marcher si… - Le projet digital reste un projet et n’est pas obligé de devenir un objet.
Un projet digital vit, évolue, se transforme… dans un cadre qu’il faut lui donner. Un projet peut générer / produire un – ou encore mieux – plusieurs objets. Il peut également mettre à disposition ses contenus, l’expertise accumulée, de manière granulaire et non destructive, pour des besoins d’autres personnes ou au profit d’autres projets, selon des modalités à définir. Un modèle qui a largement justifié son intérêt pour la société et prouvé sa viabilité économique, c’est le modèle basé sur l’open source dans le monde logiciel.
Pourquoi ne pas baser tout projet artistique digital sur ces mêmes concepts de l’open source, à transposer intelligemment ?
Un objet (un film, un webdoc ou une application VR) est par nature plutôt fermé, non évolutif, parce que les transformations risquent d’enlever de la valeur à l’objet (en tout cas dans les modèles économiques en vigueur actuellement dans les industries culturelles).
Si on ne produit pas des projets inspirants et donc des modèles qui donnent envie… - La pensée en silo va coûter de plus en plus cher à la société.
Cela fait déjà quelques années que les guichets des subventionneurs culturels (communaux, cantonaux, fédéraux et privés) discutent ensemble pour optimiser les offres de soutien. Ce mouvement est salutaire, mais n’est à mon sens pas suffisant pour faire face aux changements très rapides et complexes liés aux effets de la digitalisation de la société.
La culture ne peut plus faire « cavalier seul ».
De même que la recherche ne peut plus se cantonner dans la seule publication d’articles scientifiques.
Et on entend de plus en plus de voix qui questionnent les dogmes à succès fulgurants de la Silicon Valley.
Les temps sont mûrs pour sortir de la pensée en silos et partir en trans…
Chère lectrice, cher lecteur, merci d’avoir tenu jusqu’à ici.
J’aurais encore pas mal de choses à ajouter, pour préciser, pour compléter, et surtout pour tenter d’aller plus loin dans une possible qualification de ce que pourrait être un projet artistique digital.
Ce billet est un point de départ pour ouvrir la discussion, en espérant intégrer des acteurs qui ne viennent pas que du monde artistique ou de la culture.
Chères personnes en charge de la définition de la culture numérique: ouvrez de manière plus active et concrète la mécanique constitutive de la définition de ce qui est / n’est pas un projet artistique digital digne d’être soutenu par les pouvoirs publics et intégrez plus de forces vives dans les débats sur ce qui va constituer l’offre culturelle du 21ième siècle.