Cela fait quelques années que je collectionne des liens pour faire un billet dédié à la question délicate du financement de la création artistique. Ici en Europe, et encore plus particulièrement en Suisse, la réponse qui semble évidente est: subventions !
Mais… comme ce modèle montre des signes de fatigue et présente des limites, comme Internet a rendu possible une pléthore d’autres manières de créer, il est grand temps d’ouvrir notre horizon en sortant la tête du guidon.
Voici donc le cinquième épisode de cette série de billets, que je peux synthétiser comme suit:
Les « oeuvres artistiques » font de plus en plus partie du même monde que les « contenus créatifs », malgré un financement et une exploitation qui essaye de faire bande à part. Les silos se fissurent et les métiers s’interconnectent.
Ce même monde signifie plus de compétition (pour l’attention), mais aussi plus d’opportunités (de nouvelles chaînes de valeurs, d’interactions avec le public, de méthodes créatives).
Bienvenue dans les industries créatives…
Pour situer son importance, voici un extrait d’une récente étude réalisée à Genève sur ces ICC (industries culturelles et créatives):
… chaque franc suisse investi dans l’art et la culture à Genève permet d’obtenir un rendement de trois à cinq fois la mise de fonds (ou la subvention) initiale. L’économie de Genève passe donc par la dimension créative et la «classe créative».
Ajoutons ici que cette mutation en cours pourrait encore s’accélérer, notamment du fait des actuelles transitions numériques et écologiques. L’économiste Daniel Cohen prévoit que 50 % des emplois dans le secteur des services financiers et du secteur tertiaire disparaîtront dans les années à venir. Ces évolutions parallèles (fin du secret bancaire et fiscal, digitalisation), auxquelles il faut ajouter la question plus conjoncturelle du covid, posent un problème crucial à Genève. La transition écologique devrait, elle aussi, accélérer ces mouvements. Au final, c’est tout le tissu économique de la ville et ses emplois qui sont sur le point d’être transformés de manière radicale, massive et durable.
L’«économie créative», c’est-à-dire à la fois l’économie culturelle, l’art et le numérique, pourrait alors représenter une des clés du futur développement économique de Genève.
https://www.geneve.ch/fr/document/dctn-etude-empreintes-creatives-2023-geneve
Alors, comment profiter des nouvelles possibilités de ce monde numérique, plutôt que d’en rester à jouer seulement avec la loterie des subventions publiques ?
Quels sont les méthodes, outils et concepts pour se construire un écosystème créatif plus robuste, aux interdépendances qui cultivent la curiosité et les expérimentations ?
Avant de contextualiser ces liens avec des mises en perspective, voici quelques clarifications en préambule:
- Je suis un défenseur de principe du Service Public et des subventions pour garantir une expérimentation artistique sans contraintes de rentabilité. Les réflexions et les liens que je partage ici ne sont aucunement des attaques contre ce principe, mais plutôt une envie de le challenger et d’aller chercher au-delà de nos modèles actuels et des habitudes si bien ancrées.
- Je crois à la nécessité de réaliser des transformations profondes dans le secteur culturel: liée à l’urgence climatique bien sûr (questionner la surproduction de contenus, par exemple) mais aussi à la nécessité de revoir la relation entre les créateurs et la société (en effectuant entre autres une véritable transformation numérique du secteur, pour moins perdre de la valeur des projets réalisés).
- Je n’ai pas une posture idéologique face aux diverses solutions et méthodes (IA, NFT, algorithmes, modèles économiques, etc), j’essaye d’abord de comprendre les outils et les concepts en jouant avec, en m’immergeant dans ce qui devient vite un univers complexe et rempli de contradictions. Je dois dire que j’aime ça, bien plus que de me retrouver figé dans une posture de jugement pré-établi d’une pensée déterministe. Ce qui n’empêche pas la critique et les précautions éthiques, une fois qu’une expérimentation « de terrain » a été réalisée.
- Dans le même registre, je ne m’arrête pas à l’équation réductrice « industries créatives = influenceurs ». Là aussi, on verra à quel point les frontières sont bien plus floues et poreuses qu’on ne le pense… parce qu’il est en définitive impossible de produire en dehors du monde, tel qu’il est (en train de devenir). Même dans les écosystèmes protégés que nous avons constitués en Europe.
- Je vais essayer de répondre au mieux à la question que j’ai posée dans le titre de ce billet, mais il est évident qu’il n’y a pas (plus ?) de recettes toutes faites. Ce qui fonctionne pour l’un est un cul-de-sac pour l’autre; ce qui a fait ses preuves durant une période est vite dépassé par une nouvelle mode.
Ainsi, peut-être faut-il simplement tout faire pour embrasser avec fougue la complexité de notre monde… en espérant récolter un maximum d’énergie de cette étreinte que l’on espère sans fin.
Que sont ces industries créatives ?
Pour démarrer, il faut définir le « terrain » dont il est question dans ce billet. Indépendamment des termes utilisés (il y a toujours les notions de créativité et d’économie dans les diverses formules, parfois même de passion), l’enjeu est de rassembler tous les acteurs créatifs dans un même écosystème, qui va au delà des domaines culturels classiques.
Cela part du constat que la plupart des problématiques et enjeux que ces métiers ont à affronter aujourd’hui sont partagés, indépendamment des domaines spécifiques. Tout le monde utilise le même outil (l’informatique) et tout le monde se retrouve devant les mêmes pont-levis des grosses plateformes dès lors qu’il s’agit de trouver ses publics.
On peut évidemment vouloir garder une séparation esthétique, formelle ou éthique entre la réalisatrice de films d’auteur et le YouTuber influenceur qui essaye de vendre des produits, mais il n’empêche: la valeur qui est accordée à la production de l’une ou de l’autre est subjective et spéculative. Alors autant se retrouver sur ce qui rassemble plutôt que de se battre sur ce qui fait fossé, ce dernier étant largement une construction mentale et culturelle.
La question qui m’intéresse ici est la suivante: qu’est-ce que l’on peut apprendre chez le voisin que l’on a toujours regardé de travers (ou de haut) ? Comment intégrer dans ses méthodes de travail les bonnes pratiques d’un autre écosystème créatif, en les adaptant à ses valeurs et à ses propres besoins ?
J’espère simplement quand dans les lignes et liens qui suivent vous trouverez des pistes et des inspirations pour transformer et consolider votre propre production créative avec des nouvelles idées.
Pour répondre à la question de ce chapitre, voici quelques définitions et contextualisations volontairement hétérogènes: d’une définition institutionnelle européenne à une vision entrepreneuriale de la Silicon Valley en passant par Wikipedia.
Dans ce nouveau monde fourmillant de « contenus » en masse et de hordes de « créateurs », où sont passés les artistes réalisant parcimonieusement des oeuvres originales ?
Je mets ici le lien (sans paywall) d’un article datant de 2015 de The Atlantic « The Death of the Artist—and the Birth of the Creative Entrepreneur« : le journaliste décrit les transformations des termes de créateur, artiste ou artisan à travers les âges, pour mettre en perspective l’usage actuel de « créateur de contenus ».
Creator: I’m not sure that artist even makes sense as a term anymore, and I wouldn’t be surprised to see it giving way before the former, with its more generic meaning and its connection to that contemporary holy word, creative.
The new paradigm is also likely to alter the shape of the ensuing career. Just as everyone, we’re told, will have five or six jobs, in five or six fields, during the course of their working life, so will the career of the multiplatform, entrepreneurial artist be more vagrant and less cumulative than under the previous models. No climactic masterwork of deep maturity, no King Lear or Faust, but rather many shifting interests and directions as the winds of market forces blow you here or there.
The Atlantic
On peut pleurer cette dilution progressive de l’artiste dans une économie de marché qui mange tout. On peut également regretter la dissipation de l’aura de l’oeuvre d’art, qui a commencé bien avant la déferlante actuelle de l’IA.
À ce propos, je ne crois pas à ce qui est formulé dans la citation ci-dessous: ce n’est pas parce que l’on s’estime plus artiste que créateur de contenu que l’on est à l’abri des changements induits par l’IA.
Face à ce danger potentiel, ma réaction actuelle est de me concentrer sur la construction de nouveaux territoires créatifs, collaboratifs et interdépendants, à une échelle plus humaine et aux méthodes idéalement plus organiques. En se disant qu’une oeuvre ou un contenu n’est pas une fin en soi, mais le terreau d’une discussion qui se ramifie, d’imaginaires collectifs, de nouvelles pousses ailleurs que dans son propre jardin…
Avec un peu de chance et les bons ingrédients, une dynamique d’écosystème peut se mettre en place, avec des chaînes de valeurs complémentaires pouvant permettre d’alimenter cette créativité.
J’y reviendrais plus bas dans ma conclusion.
État des lieux actuel
Les statistiques suivantes, tirées depuis le site de référence creativeeconomies.com, permettent de visualiser la place des industries créatives en Suisse.
Ces visualisations illustrent que la créativité n’est pas réduite au seul « silo » de la culture, mais déborde dans quasiment tous les secteurs de la société.
Les prochaines statistiques montrent que les métiers qui ont une composante dite créative sont de plus en plus nombreux que l’on peut penser de prime abord. Cela va certainement rassurer les écoles d’art… !
Pour résumer ces statistiques sous un autre angle, voici les trois types d’emplois existant dans cette industrie créative:
Pour la suite de ce billet, je vais me concentrer sur le type du spécialiste, qui crée en solitaire ou dans une petite structure.
Quelle stratégie adopter, avec quel état d’esprit, quels outils utiliser, quels sont les opportunités, les dangers et les limites actuelles ?
Pistes et concepts
À moins que l’on soit une star mondiale, il faut se dire que l’on va certainement se retrouver quelque part au fin fond de ce que l’on appelle la longue traîne, qui apparemment commence à développer un double menton:
Devant la compétition mondialisée, comment procéder pour ne pas se retrouver dans un cul de sac pas assez visité pour survivre financièrement ?
Une solution possible est représentée par le concept développé en 2008 par Kevin Kelly des 1000 vrais fans, qui en théorie permettrait d’assurer un salaire décent persistant, sans être dépendant d’un succès retentissant.
Une manière d’y arriver est de se concentrer sur une niche et de développer à fond son expertise spécifique:
Ce concept peut se confirmer par les chiffres suivants:
Cependant, le fait de se concentrer sur une seule « obsession » en oubliant ses propres multiples dimensions n’est pas forcément bon pour la santé…
La liberté a toujours un prix, semble-t-il.
Ces difficultés réelles, qui ne sont pas exclusives au monde des non-subventionnés, sont à relativiser avec les montants qui circulent dans le monde:
Cependant, sans réglementations et rééquilibrages de la distribution des ressources, cette loterie globalisée risque tout de même de produire de la casse sociale (surtout dans les pays dépourvus de mécanismes de soutiens publics).
Beaucoup reste encore à faire ! Dror Poleg propose une analyse et des idées (qui ne sont pas loin d’un système de subventionnement):
Après avoir soufflé le chaud et le froid, voici de quoi retrouver une température agréable, moyennant une mise en perspective qui relativise les difficultés actuelles:
Comme les diverses pistes conseillées pour faire entrer des sous ne sont pas forcément toutes très excitantes, il reste la solution suivante:
Même si cette astuce marche pour pas mal de monde (y compris dans le monde subventionné), ce n’est pas forcément ce dont on rêve de prime abord:
Une autre méthode pour ne pas couler tout seul et sans bruit est de s’allier, de former des collaborations et de construire des plateformes de partenariats, comme le propose par exemple Metalabel:
Personnellement, à mon échelle, c’est cette dernière piste qui me semble la plus intéressante et prometteuse. Je l’explore actuellement avec un projet de plateforme web pour le cinéma.
Ne plus se retrouver seul dans l’arène
Avant de finir ce billet avec quelques liens en vrac (que je continuerai de mettre à jour), j’aimerais proposer une synthèse avec une conclusion provisoire et subjective de ce qui précède.
Ce qui me frappe dans ces histoires et exemples, c’est de voir autant la figure solitaire du marathonien, qui peut s’effondrer au bord de la route sans que quiconque ne bouge un doigt, que devenir millionnaire, ou vivoter plus ou moins sereinement.
Ce n’est pas tellement un hasard, la pensée sous-jacente est anglo-saxonne: un individualisme boosté à une forte dose de volontarisme peut bouger des montagnes.
Mais est-ce si différent de la mécanique que l’on connaît dans nos contrées, avec le système de subventions ? Ici aussi, des figures solitaires s’époumonent sur des années, avec tout de même un peu plus de filets de sécurité.
Je me dis alors que le problème n’est pas tant la source de financement (public ou privé), que l’état d’esprit avec lequel on perpétue nos trips solitaires, avec lesquels nous renforçons en plus notre mise en concurrence réciproque.
Voici un extrait d’un beau texte, qui synthétise ce problème et offre une perspective de solution qui fonctionne non seulement pour la problématique traitée dans ce billet, mais aussi face à la problématique plus grave et urgente du dérèglement climatique:
C’est encore expérimental, voici de quoi converser avec cet article et les liens sélectionnés:
Les outils, des astuces et méthodes
Pour terminer ce billet, voici une liste de liens que je vais tenir à jour.
Le marché des outils pour les industries créatives:
Les canadiens sont toujours de bon conseil:
Le YouTuber parfait:
Oui, c’est spectaculaire, mais…
Les dés sont pipés, et ce sera encore pire pour tous les créateurs qui ne sont pas assez originaux et spécifiques: l’IA pourrait facilement les remplacer:
Voici pour se rassurer quelques portraits d’artistes qui ont développé des modèles d’affaires originaux, intégrés dans une publication intéressante (soyez patient, le PDF doit charger):
Vous pensez bien, j’ai aussi demandé à l’IA; voici une réponse de l’outil Perplexity (qui intègre ses sources dans le résultat). C’est une bonne synthèse finale:
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