La vidéo sur Internet se taille une part de lion de plus en plus affamé: cela peut se vérifier dans les usages et le développement vertigineux de la consommation de bande passante.
Cependant, la vidéo telle que nous la pratiquons sur nos ordinateurs et appareils mobiles n’a pas véritablement évolué depuis les beaux jours de la télévision ou même l’âge d’or du cinéma.
La vidéo est un objet fermé, non évolutif et non participatif, qui raconte toujours la même histoire: le monologue plus ou moins inspiré et inspirant d’un auteur – c’est d’ailleurs ce qui en fait sa valeur.
Cet objet ne va pas disparaître: il est bien trop important et correspond à un besoin humain profond.
Mais cet objet vidéo est un « corps étranger » dans le web d’aujourd’hui, dans le sens que les pages affichées sur l’écran de notre ordinateur ou de notre smartphone n’existent pas en tant que tel: elles sont calculées à partir de données dans une base de données, du contexte et du profil de l’utilisateur et d’une multitude de paramètres.
Au contraire de la grande majorité des sites web qui ne sont plus « statiques » mais « dynamiques », la vidéo reste statique, immuable, « éternelle »…
Imaginez Facebook sous forme d’un PDF: est-ce que cela fonctionnerait ?
Le web repose sur deux fondations bien particulières: la connexion entre des machines et le calcul.
Aucun autre média, à commencer par le cinéma (avec le support celluloïd), puis la télévision (avec le support de la bande magnétique) n’ont ces caractéristiques là. Même le numérique n’est pas une caractéristique spécifique du web; la vidéo est passée pendant une bonne dizaine d’année par un épisode numérique (sur bande) avant d’être avalée tout cru par l’informatique (dès l’apparition des supports d’enregistrement non linéaires, un coeur processeur et du sang logiciel).
Le web d’aujourd’hui est organique, évolutif, personnalisé et vivant – tout en étant bien sûr aussi contrôlé, robotisé, privatisé et soumis à des impératifs de rendement économique. Mais fondamentalement, le web est liquide; ne parle-t-on pas de navigation ?
La vidéo sur le web, à l’opposé, c’est un peu comme du liquide qui a été congelé: un glaçon, qui, au mieux, se fait entraîner par une rivière (ou un fleuve si on paye bien) pour parvenir à une destination, selon le modèle de l’entonnoir ou du porte voix.
Dans le tsunami de vidéos sur le web, il y a bien quelques projets interactifs « transmedia », une certaine interactivité permise même par YouTube pour lier des contenus: l’expérience personnelle ressemble alors souvent à ce que l’on pouvait vivre dans les années 1990 en cliquant à travers un CD-ROM.
Sur le haut de la « nouvelle vague » actuelle, l’écume des nouveaux territoires de la VR et de l’AR déclenchent une ruée vers l’or – mais y a-t-il réellement sur ce chemin là une réflexion qui va au delà du modèle minerai (histoire) + pouvoir (industries culturelles) = création de richesse top-down (objet à consommer par les masses) ?
Sur l’horizon, derrière cette grosse vague qui fait bien tourner la tête, il y a des courants marins alternatifs intitulés appropriation (ou comment devenir partie prenante active de problématiques bien réelles), engagement (passer d’un mode lecture à un cheminement en mode lecture / écriture), échelle relative (la création est mesurée non pas à partir d’une échelle statique absolue, mais d’une échelle personnelle relative qui évolue avec sa propre vie) ou transmission (passage de témoin où ce qui a été, est et sera – il n’y plus de séparation entre des archives et des nouveaux contenus)…
Serait-il possible d’imaginer l’équation suivante: compost (contenus) + tri (description des contenus par éditorialisation) = cycle d’usages (multiples, à des échelles individuelles) avec création d’un écosystème vertueux (basé non seulement sur des échanges monétaires) ?
Pour continuer de projeter le fonctionnement actuel des industries culturelles sur la métaphore liquide: c’est un peu comme si on voulait à tout prix construire des rails sur la mer pour y faire circuler des bateaux avec des roues.
Nous sommes bien un animal terrestre: nous construisons des routes, des chemins de fer, des habitations; nous créons des objets artistiques qui se véhiculent à travers un support qui se veut / se doit d’être maîtrisé du point de départ (l’auteur) à la destination (le spectateur). Avec bien sûr une multitude d’intermédiaires entre deux pour capter la valeur.
Et voilà que vient le web, qui n’est absolument pas un nouveau continent de plus ni réductible au monde tangible que nous connaissons: même si les données sont bien hébergées quelque part sur des supports de stockage, leur « matérialisation » très momentanée s’opère à travers une mise en réseau (de machines) et du calcul (d’affichage).
Une dispositive de ma présentation sur la narration combinatoire (vs. la narration connectée)
La question de fond, au delà des considérations relationnelles (auteur vs. spectateur), de pouvoir (vertical vs. horizontal) ou des enjeux artistiques (histoire vs. expérience), c’est bien le manque de modèle économique. Tant qu’il n’y pas l’éclosion de nouveaux modèles facilement compréhensibles et reproductibles, le modèle actuel, soutenu en Europe par le dispositif des subventions, va continuer d’imposer son moule. La création, comme toute activité humaine, suit les moyens (l’argent).
Et si, au sein de ce nouveau monde liquide, il n’y avait plus de recettes simples, de modèles transposables prêts à l’emploi ?
C’est bien ce constat qui prévaut implicitement chez les créateurs et les producteurs de contenus; le public, lui, est déjà parti en mer. Sur les paquebots construits par Facebook, Google ou Apple, dans des sous marins « powered by » Netflix ou Amazon, sur des voiliers carburant à la brise Buzzfeed ou Snapschat…
Qu’attendons-nous pour sortir les usines culturelles du moyen âge et de participer joyeusement à la construction de nouvelles embarcations ?
Après avoir vu passer une comète dans le ciel vidéo, je lance une bouteille à la mer: même si le contenu de la bouteille est statique (je ne modifie que très rarement des billets sur mon blog), je me mets à rêver.